CHAPITRE X

 

 

 

Depuis combien de temps durait la poursuite ou la marche d’escorte protectrice ? Six jours, sept ? Davantage ?

Folog n’aurait su le dire.

Ce qu’il savait, présentement, c’était cet épuisement lourd qui nouait chacun de ses muscles comme des racines tordues de chêne noir ; l’épuisement et la faim qui lui creusaient le ventre faisaient saillir ses côtes et les os de son visage.

Il était soulagé.

Cette course contre la mort et le malheur était finie. Terminée. Ou, plus exactement, c’était une étape, une trêve. La marche reprendrait, plus tard, dans une autre direction, mais ce ne serait plus pareil. Ils pourraient prendre leur temps, manger, agir calmement ; ils n’auraient plus à se soucier des vilaines forces du Mal.

Oui, la protection des trois Voyageurs était terminée. C’était venu plus rapidement que prévu. Folog et les guerriers en avaient été surpris. Mais, plus encore que la surprise, il y avait le soulagement et la satisfaction d’avoir su jouer leur rôle, d’avoir su, par leur vigilance, éloigner de ceux-là qui étaient presque des hommes, les forces courroucées du Mal.

Au matin, ils avaient repris la route derrière les presque-hommes, à bonne distance. Et voilà que c’était maintenant le milieu du jour. Et voilà que les trois presque-hommes qui marchaient depuis sept ou huit jours étaient arrivés brutalement au terme du Voyage.

Eux-mêmes avaient dû être surpris. Ils marchaient d’un bon pas dans la forêt, ils gravissaient ce coteau touffu… et, derrière le coteau, soudain, il y avait cette vallée fragile, doucement engoncée dans le manteau des arbres aux jeunes feuilles tendres. Il y avait, dans la vallée, au bord de cette rivière large, ce rassemblement relativement important de maisons dont certaines étaient construites au sol, d’autres dans les branches des plus solides arbres.

Il y avait, parmi les maisons, cette foule de Chasseurs, de femmes et d’enfants piailleurs.

Oui, pour Folog qui s’attendait encore à une marche de dix ou douze jours, ç’avait été un soulagement certain. A l’étonnement causé par la brutale apparition de ce village succéda la réflexion. Folog ne fut pas long à comprendre que les gens de ce village venaient seulement de s’établir là. Les maisons, pour certaines, n’étaient pas même finies, et la lisière de la forêt portait les marques fraîches du déboisement.

Pour une raison ou pour une autre, ceux-là avaient quitté leur ancien village et ils avaient marché à travers les montagnes à la recherche d’un nouvel endroit agréable. Les Dieux avaient guidé leurs pas au-devant des trois presque-hommes et c’était là, de façon indubitable, un heureux signe.

Folog et les guerriers étaient heureux. Ils posèrent leurs armes au sol, s’accroupirent dans les flaques de soleil tremblant qui marbraient la clairière. Le village, en contrebas, était distant de trois ou quatre cents pas.

Folog dit :

— Ici, pour un instant, s’arrête notre course. Les Dieux nous ont montré qu’ils étaient avec nous. Ils ont protégé les Voyageurs et ils ont accepté qu’ils soient bientôt des hommes. Alors, nous pouvons prendre du repos et des forces. Laissons s’accomplir le rite, ensuite, nous marcherons vers ce village. Nous nous reposerons. Et puis nous reprendrons la piste dans les montagnes et nous retrouverons la maudite sans nom, et nous retrouverons mon fils sans nom, et ils périront sous nos armes, car c’est pour cela que nous avons quitté notre village, et c’est pour cela que les Dieux nous ont soutenus.

Les guerriers acquiescèrent. Ils savaient que les paroles de Folog étaient justes. Ils savaient que ces paroles étaient l’expression de la volonté des Dieux.

La stupéfaction les avait transpercés comme un véritable coup de lance, mais, bien vite, cette sensation fut bousculée par d’autres sentiments, plus forts et plus enivrants. Le soulagement, la fierté, une indicible joie.

Le Voyage était fini. Terminé. Et terminé le combat avec les forces invisibles du Mal qui avaient rôdé tout autour d’eux pendant cette épreuve. Ils seraient des hommes. Ils l’avaient mérité, ils avaient gagné par la peur, le courage, l’endurance et la droiture, cette métamorphose.

Ils étaient un groupe de quatre en quittant leur village, et le mal perfide avait emmené le meilleur d’entre eux. Mais ils avaient su résister. Ils restaient trois. Unis, forts.

Tous trois, ils quittèrent le couvert de la forêt, franchissant d’un pas décidé cette invisible frontière qui laissait derrière eux, à jamais, leur terne passé de presque-hommes. Ils marchèrent vers la clairière, vers le village en train de pousser dans le val. Ils marchèrent vers ce rassemblement de Chasseurs, de femmes et d’enfants qui les attendaient…

A trois pas, ils stoppèrent. Ils virent que les hommes portaient leurs armes, qu’ils étaient forts, trapus, élégamment vêtus de peaux cousues et décorées avec goût ; il y en avait de très jeunes et d’autres déjà âgés : certainement ceux qui étaient en âge de Voyage étaient déjà partis. Ils virent que les femmes étaient nombreuses, que celles qui n’étaient pas encore de vraies femmes étaient jolies ; elles souriaient entre elles, pouffaient derrière leurs mains, noyant les nouveaux venus sous une pluie de regards pointus et brillants.

A cet homme aux larges épaules qui se tenait au premier rang de la foule et semblait faire partie des dirigeants du village, Adou dit :

— Nous sommes presque des hommes et, pour nous, si vous le voulez bien, s’achève le Voyage, suivant la loi de la Vie. Nous marchons depuis huit jours, et notre village de naissance est le village de la Porte sur la Montagne.

L’homme aux larges épaules acquiesça. Il avait un visage carré, un regard décidé, portait une barbe rude et grise. Ses longs cheveux coulaient sur ses épaules et un bandeau de cuir emperlé ceignait son front.

Un instant, en silence, il regarda Adou et ses deux compagnons. Le village, derrière lui, attendait – les jeunes filles avaient cessé de sourire et de pouffer, les enfants se tenaient tranquilles et même les chiens, les chiens fous, semblaient avoir senti la gravité du moment.

Et puis, après longtemps de ce silence pesant, l’homme aux larges épaules laissa retomber son bras, pointant le fer de sa lance vers le sol, tandis qu’un sourire rapide flottait sur ses lèvres… Et toutes les lances tombèrent, et les jeunes filles retrouvèrent leurs sourires, les enfants s’ébrouèrent, les chiens se remirent à trotter sans but.

— Je suis Tumac, dit l’homme. Et je suis celui qui mène ce village d’hommes. Je suis heureux de vous accueillir, vous qui apportez la continuité de la Vie. Au nom de tous, je vous le dis. Au nom de tous, je vous demande de bien vouloir arrêter votre marche parmi nous.

Adou baissa le front respectueusement. Il dit :

— Tu es celui qui nous guidera, Tumac.

Et alors les enfants, les femmes, les Chasseurs aussi, se refermèrent comme une vague bruyante sur les trois Voyageurs, et ils lancèrent tous en même temps mille et une questions, car ils voulaient savoir comment était ce pays lointain qui les avait vus naître.

 

Ils mangèrent devant la maison de Tumac et tout le village était là. La nourriture était copieuse, essentiellement composée de légumes et de viandes, chevreuils et poissons en abondance. Tous ces légumes, en cette première saison, était chose pour le moins surprenante : Tumac expliqua comment ils faisaient sécher les plantes afin qu’elles se conservent longuement.

Ils mangèrent, puis ils devisèrent. Tumac parla beaucoup. Il dit que son village était nouvellement installé en ce lieu et que, auparavant, il se situait bien plus loin vers le nord, dans les Montagnes Eclatées. C’était aussi un bel endroit, mais le gibier y demeurait rare, tandis que les hordes errantes de Malheureux augmentaient en nombre et en férocité. Et puis les saisons de froid étaient très dures. C’est pourquoi le village avait décidé de s’installer ailleurs, vers le sud où l’hiver est moins long, les vents moins meurtriers.

Adou, Som et Tolek parlèrent, eux, de leur clan. De leur Voyage. Et cela prit beaucoup de temps dans l’après-midi.

Puis, à un moment donné, Tumac se leva. Il étendit les bras, demeura ainsi, immobile, jusqu’à ce que le silence soit total sur la foule présente. Quand cela fut, il se tourna vers les trois nouveaux venus et il dit simplement :

— Vous êtes de ce village. Nous connaissons vos noms et nous ne les oublierons pas. Nos jeunes hommes sont partis et je demande aux Dieux de les guider comme ils vous ont guidés, vous. Maintenant, voici parmi nos presque-femmes celles qui seront vos compagnes, si vous le voulez bien.

Adou et ses deux amis se levèrent. Ils étaient un peu pâles, leurs doigts comme leurs sourires tremblaient. En face d’eux, la foule s’ouvrit, laissant passer une colonne silencieuse de huit jeunes filles. Leurs visages étaient fardés aux couleurs de la pureté, leurs longs cheveux nattés ou bien retombant libres, en douces vagues soyeuses. Elles ne portaient pour tout vêtement qu’une ceinture de cérémonie nuptiale, emperlée, qui coulait de leurs hanches et dont la boucle argentée retombait sur la toison dorée du sexe.

Elles étaient belles. Elles étaient là pour devenir des femmes et pour que trois Voyageurs deviennent, eux, des hommes. Elles étaient là pour que la Vie continue et elles offraient leurs ventres plats aux futures ivresses du plaisir, aux futures douleurs des naissances ; et elles offraient leurs cuisses longues et dorées que nul homme encore n’avait écartées, leurs flancs qui n’avaient pas été griffés, leurs seins qui n’avaient pas été tétés.

Adou fit un pas en avant. Il y avait du feu dans son ventre et son sexe tendu, dans ses mains, dans son cœur. Il y avait du feu dans sa gorge. Il y avait…

Il hurla.

Mais sans savoir. Sans même en être conscient. Il fut conscient d’une chose, d’une seule : et c’était d’être devenu fou en un quart de seconde. Il n’entendit pas vraiment les cris d’horreur qui s’élevaient tout autour de lui, comme lancés du fond d’un gouffre de silence dur.

Ce qu’il voyait – ce qu’il voyait sans pouvoir y croire, sans comprendre, dans cette danse folle qui lui emportait le crâne – c’était cette… chose, devant lui. C’était ce qui avait été, la seconde d’avant, une belle fille nue aux longs cheveux d’or, souriante… et qui n’était plus maintenant qu’un horrible fragment de corps. Deux jambes et un ventre, deux jambes encore debout, un ventre paré de la ceinture de cérémonie, et puis rien d’autre. Rien d’autre que le sang qui giclait, que les chairs noircies, et le vide, au-dessus du nombril éclaté, le vide atroce après l’explosion de feu. Et puis ces deux jambes plièrent et la « chose » tomba au sol.

Alors, Adou entendit les cris. Alors, il s’entendit hurler. Alors, il vit s’éparpiller la foule brassée par un gigantesque vent de panique ; il vit tomber des femmes et des hommes et leurs corps n’étaient plus que des amas informes de chairs noircies, agités encore pour quelques fractions de secondes d’horribles soubresauts. Il vit, tout près de lui, Tumac aux bras levés, aux yeux exorbités… et la poitrine de l’homme fut marquée, l’espace d’un éclair, d’un ridicule trou sanglant, avant d’exploser.

Il vit la chose brillante dans le ciel, qui descendait lentement ; il vit ces autres choses du même modèle qui s’étaient déjà posées à l’orée de la clairière. Il vit la meute d’hommes aux vêtements d’argent qui en descendaient, qui s’approchaient, couraient et brandissaient ces lances étranges qui crachaient l’invisible et silencieuse mort.

Il hurla encore, tomba à genoux sur les jambes de la fille au tronc arraché. Il était incapable de fuir, incapable du moindre geste de défense.

L’horreur traversa Folog. Il se dressa d’un seul jet sur ses jambes tremblantes.

Non, il n’était pas fou. Non, il ne rêvait pas. Comme lui, les guerriers avaient vu les choses étranges descendre du ciel et se poser au bord de la clairière. Ils avaient vu les affreux individus de métal en descendre et se ruer sur l’assemblée, semant la mort au bout de leurs armes terribles.

— Les fils des Premiers Habitants ! hurla Folog. Les descendants d’Ib le Jaloux ! Les porteurs de mal et de mort !

Tout en criant, il s’était rué en avant, la lance haute. Les guerriers suivirent dans la seconde, hurlant, dévalant la colline à toutes jambes.

En deux minutes, le groupe se retrouva à moins de cent pas du dernier engin qui achevait de se poser. L’engin s’ouvrit comme une boîte, et une poignée de diables en jaillit.

Folog hurla :

— Nous prenons le Malheur sur nous ! Je suis Folog, le père des maudits, et c’est sur moi que le Malheur doit tomber !

Dans l’instant qui suivit, comme il levait son bras armé, le Malheur lui obéit. Un des diables d’argent dirigea son arme bizarre dans sa direction et Folog, avec quatre guerriers, disparurent dans la même gerbe de flammes. Les autres guerriers brûlèrent les uns après les autres avant d’avoir pu décocher une flèche ou lancer un javelot.

 

A genoux, le corps agité de tressautements spasmodiques, Adou pleurait et criait. Les larmes étaient chaudes et salées, elles coulaient sur ses joues et dans sa barbe clairsemée. Il ne savait pas qu’il pleurait. Il ne savait pas qu’il criait. Il était à genoux, ses mains pétrissaient la chair molle d’une jambe de fille, sa bouche était ouverte sur le cri ininterrompu, ses yeux cerclés de feu suivaient la folie du carnage au centre duquel il se trouvait.

Les hommes d’argent couraient en tous sens, et ils braquaient leurs armes sur les fuyards, et les fuyards tombaient. Parfois, lorsqu’ils tombaient, ils n’étaient plus que masses informes impossibles à identifier ; d’autres fois, ils tombaient simplement, mais conservaient leur corps et cela dépendait de la forme des armes qui avaient causé leur mort.

Adou criait, son cri mêlé aux autres cris, et les autres cris étaient de moins en moins nombreux. Les hommes d’argent, partout, braquaient leurs armes sur les maisons, pour la simple joie, semblait-il, de les voir flamber.

Adou criait, dans le silence pesant, dans la fumée noire et les odeurs de sang chaud, de chairs carbonisées. Il était seul à crier, désormais. Les hommes d’argent s’approchèrent de lui. Il en vit d’autres qui se penchaient sur les cadavres et qui les dépouillaient violemment de leurs vêtements à coups de couteau. Il vit ces deux-là, debout devant lui, qui le regardaient.

Il criait.

Leurs visages étaient bien des visages d’hommes, des hommes plutôt fluets, aux épaules étroites et tombantes, des visages pâles, glabres, aux cheveux très courts et duveteux. Leurs traits ne reflétaient aucune expression de haine ou de colère. Ils avaient simplement l’air un peu agacés, peut-être parce qu’il criait. Ils se regardèrent, puis regardèrent Adou, échangèrent quelques « mots » – quelques sons – d’un langage parfaitement inconnu ; cela ressemblait à un pépiement d’oiseau. L’un d’eux se baissa, ramassa une lance au sol. La lance d’Adou. Ils examinèrent l’arme avec beaucoup de soin, échangèrent encore quelques sons. Celui qui tenait la lance posa la pointe sur la poitrine d’Adou et il appuya.

Adou tomba sur le dos et demeura allongé. Il ne criait plus. L’homme d’argent posa de nouveau la pointe de fer sur le torse d’Adou et, cette fois, il enfonça de tout son poids.

 

*

* *

 

Les feux jetaient dans le soir tombant une très agréable clarté sur la clairière. Il y en avait trois, qui brûlaient haut, destinés à réchauffer et éclairer. Et puis, il y en avait un autre, qui était un lit de braises et sur lequel une claie métallique avait été dressée. Sur ce gril, les corps dépecés de deux sierks doraient doucement la peau craquante et juteuse.

Les clients allaient d’un feu à l’autre, très satisfaits et excités par cette première partie de chasse. Assurément, les équipages et passagers des deux navettes disparues étaient bien loin de leurs pensées. Ils avaient vu de véritables sierks, en chair et en os. Une harde très importante. Ils étaient tombés dessus comme la foudre et ils s’en étaient donné à cœur joie. Sitôt après la chasse, le dernier animal tué, les caméras étaient entrées dans la danse… Les Chasseurs de l’équipe, et Joll lui-même, s’étaient vus submergés de questions. Il avait fallu faire la leçon, au milieu des exclamations stupéfaites.

« Voyez, celui-ci est un mâle. Vous n’avez pas oublié que l’espèce comprend deux types d’individus, nécessaires à leur reproduction : un type mâle, un type femelle. Chacun d’eux munis d’organes sexuels externes, qui doivent s’unir pour créer la vie. En quelque sorte, le mâle féconde la femelle. Lui seul est porteur de testicules, que vous voyez ici, et la femelle, seule, dispose d’ovaires… alors que chaque sujet de la race vatayéenne est doté de ces organes, soudés l’un à l’autre dans l’abdomen, et dont un processus biochimique peut déclencher à volonté la création de cellules reproductrices. Il y a quelques siècles au cours de notre évolution, la reproduction ne pouvait s’effectuer que par clonage, je ne vous apprends rien. Et nous nous sommes basés sur ce processus de reproduction animale, en quelque sorte, pour en arriver à ce que nous sommes.

« Le sierk est doué d’un certain niveau plus ou moins élevé de l’instinct. Nous ne pouvons appeler cela « intelligence », car ce qui pourrait passer pour de l’intelligence est, en fait, une succession de réactions machinales acquises par un certain don d’adaptation à certaines circonstances. Il vit isolément ou en groupes, en hardes, comme vous l’avez vu aujourd’hui. Il sait se protéger du froid en se couvrant de peaux qu’il arrache à d’autres animaux. Il construit des abris dans les arbres ou sur le sol.

« Il est doué d’un certain goût pour – j’allais dire l’art – le beau. Témoins ces tentatives de décoration des « vêtements ». Il a su, pour la chasse, prolonger ses dents et ses griffes en créant ces armes rudimentaires. Mais il ne dispose d’aucun esprit inventif qui lui permettrait de créer des machines qui l’aideraient. Il vit au ras du sol et semble s’y trouver bien, aucunement touché par le désir d’évoluer ou de se hausser dans une recherche vers l’intelligence.

« Enfin, si le cerveau d’un Vatayéen pèse en moyenne trois kilogrammes cinq cents, celui d’un sierk ne dépasse que rarement les deux kilogrammes. La cellule d’un sierk comporte quarante-six chromosomes, celle d’un Vatayéen quarante-quatre. Ce qui différencie de façon indubitable les deux races, si besoin en était… Mais nous pouvons aisément constater de visu que la seule façon de vivre de ces êtres les classe parmi les rangs des animaux, animaux supérieurs, peut-être, mais loin derrière les Vatayéens.

« Les maigres recherches faites sur cette planète D’om prouvent que ce monde est âgé d’au moins six milliards d’années vatayéennes. Des traces fossiles de l’existence des sierks ont été découvertes, remontant à quatre milliards d’années. Pendant tout ce temps, aucune évolution. Alors que, pour comparaison, je vous rappellerai que, sur Vataïr, la classe des Luxifs remonte seulement à trois millions d’années. »

Le boniment habituel.

Et les clients – les Chasseurs, à présent ! – gloussaient, et ils palpaient les corps nus descendus à l’arbac. Ceux que les foudroyeurs avaient touchés n’étaient vraiment pas présentables. Ils s’étonnaient de la forte constitution des mâles, de la dureté de leurs muscles, de ces poils qui couvraient leur visage et, parfois, tout leur corps – mais moins fournis – de la grosseur incongrue de leur appendice extérieur de reproduction.

Les femelles étaient plus tendres, apparemment – quoique certaines vieilles étaient sèches comme des rameaux d’épines. Leurs hanches étaient plus larges, et c’était une sage précaution de Dame Nature, car les femelles portaient les enfants jusqu’à l’instant de la naissance. Elles étaient, en fait, les laboratoires de Vataïr. Des laboratoires vivants. Elles portaient aussi sur le torse une paire de mamelles plus ou moins dures, plus ou moins grosses, auxquelles se nourrissaient les enfants, exactement comme les louves de Tarchen.

Par les Dieux de l’Espace, oui, les clients jubilaient. Ils allaient d’un feu à l’autre, en groupes, la bouche déjà déformée par les prothèses métalliques nécessaires au broiement de la viande cuite. Ils surveillaient la cuisson des sierks dépecés avec des gloussements de joie. Sur un appel de l’équipe de chasse, ils se rassemblèrent pour admirer un dépeceur qui s’attaquait au corps d’une femelle ronde. Il y avait un petit dans le ventre de la bête.

Joll allait de l’un à l’autre, apparemment très détendu. Satisfait.

Il était satisfait et détendu, d’ailleurs, mais en partie seulement. Plusieurs petites choses l’inquiétaient. Ou bien, sans aller jusqu’à l’inquiétude, il était tracassé.

D’abord, il y avait toujours cette histoire des navettes disparues, avec le Lohert et les autres.

Et puis les sierks. C’était la première fois qu’ils tombaient sur un pareil rassemblement. Sur des maisons (oui ! on pouvait presque appeler cela des maisons !), et sur des individus qui semblaient se déplacer normalement et continuellement sur leurs membres postérieurs. La première fois qu’il rencontrait des sierks armés de lances aux pointes de métal, si grossièrement travaillé qu’il fût.

Des sierks qui n’étaient pas nus, ou pauvrement vêtus de vieilles et sales peaux… Bon Dieu ! parfaitement, ils différaient sensiblement de ceux qu’ils chassaient d’habitude, de ceux-là que, pour la première fois, les explorateurs cyborgs avaient rencontrés sur D’om et à qui on avait donné le nom du robot Sierk qui s’était fait massacrer sans méfiance.

Se pouvait-il qu’une famille, parmi les sierks, soit en fait une branche différente d’un certain processus évolutif et que… Non. C’était fou. On avait retrouvé des ossements vieux de quatre milliards d’années. Alors, si l’on admettait l’évolution naturelle, et, partant, toute une suite de mutations naturelles, alors, depuis tout ce temps-là, les sierks auraient au moins dû découvrir l’électricité ! C’était idiot. Et ces histoires de mutations et d’évolution instinctive n’étaient que des billevesées, des rêves de fous. Les machines sont nécessaires à tout. Et une race qui veut vivre intelligemment doit naître nantie, capable immédiatement de créer les machines dans un délai de quelques années. Sur Vataïr, ce fut ainsi. Et les machines, précisément, sont toujours là, indestructibles, pour le rappeler.

Joll avait une autre idée en tête. Une idée fantastique. Presque déjà une conviction absolue.

On connaissait mal le monde de D’om. Les huit dixièmes restaient à être explorés en profondeur. On en avait fait, peut-être hâtivement, une planète C. D. P. Un monde à plaisir.

Et si, par quelque hasard prodigieux, une race intelligente avait vécu sur D’om ? Si l’on trouvait encore, en quelque endroit de la planète, trace visible de cette race ? Trace… vivante, peut-être ?

Si c’était du savoir de cette race que se servaient ces hordes de sierks d’un niveau supérieur à la moyenne ?

Et si lui, Matom Y. X. Joll Matom… s’il était l’explorateur vatayéen qui le premier trouvait les traces, les preuves de l’existence de cette race intelligente ?

(« Par l’Espace, sacré chien de Lohert, où que tu sois, mort ou vivant, qu’est-ce que tu pourrais faire, en regard d’un pareil exploit et d’une telle renommée, d’un tel succès pour moi et pour la Compagnie ? »)

Le méchant petit déclic se produisit une fois de plus dans le crâne de Joll, tuant pour une seconde cet enthousiasme enivrant. Bien sûr… que ses suppositions soient exactes, et tout un chapelet de présomptions néfastes filaient dans toutes les directions. On pouvait admettre, par exemple, que la race intelligente et inconnue était la cause de la disparition des navettes. Ou bien que le Lohert, avec sa fameuse intelligence de Lohert, était là pour une tout autre raison, un tout autre motif que celui qu’il avait clairement avoué.

Joll sursauta, ravala ces idées noires qui ne tenaient pas debout mais qui trouvaient le moyen de s’accrocher à son esprit comme des tiques sur la peau d’un fauve. Les Chasseurs, près du gril, l’appelaient. Ils avaient commencé à dépecer les sierks cuits à point, et distribuaient des parts aux clients.

(« Je vais leur parler de tout ça. Quand ils auront bien bouffé et qu’ils en seront aux pilules qui accélèrent la digestion. Je leur parlerai de mon idée. Ce sera un fameux coup de fouet pour la suite, parole. Et, de Chasseurs, ils vont s’imaginer explorateurs… Que je sois pendu si, au retour, le moindre rapport laisse peser sur moi la plus petite ombre de responsabilité, pour ce qui est de la disparition de ce Lohert et des navettes ! Que je sois shaké à mort ! »)

Il marcha vers le feu, posant sur ses barres dentaires cartilagineuses la prothèse métallique qui lui permettrait de mâcher et de déchirer correctement la viande de sierk craquante.

— Honneur à Joll ! glapirent les clients en chœur.

On lui tendit une cuisse de femelle juteuse, dorée à point, qu’il accepta avec un grand sourire.